23 mars 2006

L'effet Palmarès


S'il existe un point commun à plusieurs sites Internet portant sur les jeux de société, c'est bien ce désir de classer les jeux, de construire des palmarès où l'on cherche souvent, sans se l'avouer, le meilleur. Tric Trac ajuste la note moyenne selon la présence de scores parfaits, 5/5, ou médiocres, 1/5; BGG recalcule la moyenne en ajoutant une quantité avis « moyen », etc. Chacun avec une méthode qui lui est propre.

Top 100
À l'automne dernier et au début de l'hiver, à la suite de la lecture d'un palmarès prétendant, j'insiste sur ce mot, établir les « 100 meilleurs jeux de l'histoire » (!), les Dragons Nocturnes ont voulu donner leur opinion et savoir quels étaient leurs jeux favoris. Nous avons d'abord trouvé une formule convenable puis chacun a réalisé la liste de ses 15 jeux préférés. Pierre Poissant en a tiré un palmarès des 30 « opus » les plus appréciés. Nous avons bien aimé réfléchir sur nos propres goûts et surtout lire les fiches extraordinaires qui expliquaient chaque choix.

Toutefois, cet exercice m'a fait réfléchir, surtout lorsque la question de « l'an prochain » s'est pointée. Autant j'aime et consulte régulièrement les palmarès, un peu comme tout le monde, autant je crains de répéter ce travail. Pourquoi? Simplement parce qu'il me semble exister un « effet palmarès » qui influence de façon non négligeable les palmarès existants et qui, paradoxalement, nuit à notre culture ludique. Je m'explique. Plusieurs facteurs externes au jeu lui-même altèrent déjà notre jugement : l'état mental ? fatigue, stress ?, les autres joueurs, la bonne ou mauvaise explication des règlements, le nombre d'heures de jeu consécutives, voire l'estomac! Généralement, nous repérons ces facteurs (quoique...) et nous en faisons abstraction (je l'espère!) lorsque vient le temps de se prononcer sur la valeur d'une oeuvre. Par exemple, il m'arrive de dire : « Je n'avais pas envie de jouer à un Wargame ce soir-là. », ou encore « Il faisait trop beau et je rêvais d'un Frisbee! ».

Boule de neige
Par contre, on ignore souvent qu'avant même l'ouverture de la boîte et le placement des « titoms » (néologisme traduisant « Meeples »), les palmarès consultés ont changé quelque chose. Pourquoi découvrons-nous ce jeu-ci plutôt qu'un autre? Nous qui manquons toujours de temps pour s'adonner à notre passion, voire jouer une seule partie de toutes les boites sur les étagères! Rendons-nous à l'évidence, il y a de fortes chances que les fameux palmarès aient joué ce rôle. En même temps, c'est normal. Je veux dire, on assiste au même phénomène en littérature, au cinéma et partout ailleurs! Les gens ne peuvent tout voir, tout lire et s'orientent avec différents guides vers ce qu'ils espèrent le meilleur. Je trouve même souhaitable qu'une oeuvre de qualité profite de cette forme de publicité.

Dan Brown
Le Code Da Vinci ou
Anges et Démons?
Par contre, ceci occasionne quelques fois un effet « boule de neige ». Une petite folie s'empare du public et on dirait que le succès dépasse le mérite. À croire qu'il existe un point d'équilibre au-delà duquel tout explose. Un exemple? J'en donnerai à partir d'un jugement qui n'est pas mien. Bien des gens connaissent le Da Vinci Code, beaucoup moins Anges et Démons. Pourtant, tous ceux ayant lu les deux aventures de Robert Langdon et qui m'en ont parlées (j'oeuvre dans le domaine littéraire depuis plus de huit ans) m'ont dit que les « Anges » surpassaient le « Code ». Toutefois, malgré toute la publicité possible, même en argumentant sur le fait qu'il s'agit du meilleur roman de Dan Brown, célèbre auteur de « l'extraordinaire » Da Vinci Code, celui que vous avez lu et adoré, jamais Anges et Démons n'approcheront le succès du futur succès du Box Office.

Puerto Rico
Puerto Rico
Pas besoin de s'appeler Sherlock Holmes pour mesurer la notoriété de Puerto Rico...
TT : Puerto Rico est deuxième, près des Loups-garous;
BGG : Puerto Rico est premier; et ne sera probablement pas délogé par Caylus;
Dragons Nocturnes : Puerto est premier, pratiquement le double des points de la deuxième place;
Bruno Faidutti : « Incontournable », c'est-à-dire la crème de la ludothèque idéale;
François Haffner : « Coup de coeur » (seulement une cinquantaine de jeux ont ce titre chez ce collectionneur).

Évidemment, un néophyte parcourant les palmarès risque fort de tomber sur Puerto Rico. Remarquez, il n'y a pas tant de mal, je ne remets pas en question le génie de PR. Malheureusement, on se retrouve devant une concentration évidente (une convergence?) : la variété diminue. Nous consultons les palmarès, oui, mais rarement au-delà des premières pages... Pourquoi s'intéresser aux « moins bons jeux »? Et si chacun a l'occasion de se prononcer, reconnaissons que certains types de joueurs parlent moins et moins fort. Si un public plus large s'exprimait, Puerto Rico dominerait-il autant? S'il dominait moins, y jouerait-on autant? Lui vouerait-on un tel culte? Vous voyez la spirale.

Eugène Ionesco
Eugène Ionesco
Par ailleurs, je perçois un effet « Rhinocéros », que je nomme ainsi d'après la pièce de théâtre de Ionesco. Sans qu'on s'en aperçoive, les multiples avis positifs (ou l'inverse dans d'autres cas!) influencent inconsciemment notre propre jugement. Dans Rhinocéros, les gens incapables d'une pensée personnelle se transforment en cet animal massif, peu reconnu pour son intelligence, plutôt brutal et à moitié aveugle. L'auteur suppose même qu'un village complet se métamorphose pour suivre le mouvement de masse, à l'exception du personnage principal, Bérenger. Je ne considère personne comme un rhino, mais j'ai pu constater cette tension sur moi-même, alors qu'on peut affirmer sans se tromper que mes préférences diffèrent largement de ceux des Dragons nocturnes. Seulement quatre de mes choix se retrouvent dans le top 30, mon premier n'y figure pas et mon deuxième se classe tout juste en dernière place!
Rhinocéros
Rhinocéros
Malgré des goûts indépendants, je subis l'effet Rhino. J'ai joué aux Aventuriers du rail, il y a un peu plus d'un an, lors de la folie post-Spiel et autres consécrations. Mes parties se sont toutes achevées avec ce petit goût de « et alors? ». On s'entend, je ne trouve pas le jeu mauvais, loin de là, j'ai aimé y jouer, mais je me demandais vraiment ce qu'il y avait d'extraordinaire (LADR ne sont pas dans mon top 15). Pourtant, j'ai été, et je suis encore, tenté de me procurer ce jeu. Pourquoi? Je ne saurais l'expliquer autrement que par un effet Rhino. Le poids de la collectivité sur ma pensée individuelle. Aujourd'hui même, j'essaie de me convaincre que je devrais peut-être m'acheter la dernière mouture. Dans quel but? Être comme les autres? Certains prétendent le contraire, que plusieurs bonnes références augmentent la hauteur des attentes et favorisent les déceptions. Je n'y crois pas. Ou peu.

Bref, je consulterai toujours les palmarès, ils jouent un rôle important. Mais je m'en méfierai. Ils ne demeurent, au reste, que l'avis d'autres personnes.

2 Commentaires:

À 24/3/06 18:27, Anonymous Anonyme a dit...

Selon Kenneth Hite:
"So I [...] discovered a deep and abiding hatred for Puerto Rico -- the game that combines the excitement of colonial administration with the rigor of a German boardgame about colonial administration."

http://www.gamingreport.com/modules.php?op=modload&name=Sections&file=index&req=viewarticle&artid=179

 
À 30/3/06 04:42, Anonymous Anonyme a dit...

Bravo pour ce texte pertinent et agréable. Merci et longue vie!

 

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