J'ai l'impression que la littérature et le monde ludique représentent deux extrêmes en regard de la place accordée à l'auteur, surtout au niveau du public. Certains professeurs aiment tellement leur cher Baudelaire qu'ils en oublient ses fleurs et son spleen parisien.
Victor Hugo Le lectorat moyen suit aveuglément un auteur, même si la qualité ne se présente pas toujours au rendez-vous. Par contre, rares sont les gens, en dehors d'une communauté restreinte de fanatiques, capables de nommer un seul créateur de jeu! Qui connaît l'auteur du
Monopoly? Presque personne! Existe-t-il un jeu plus répandu dans la société occidentale? Molière, Victor Hugo et Émile Nelligan (au Québec du moins) représentent pourtant des noms largement connus... et l'on joue davantage au
Monopoly qu'on ne lit Molière!
Émile Nelligan Jusqu'à tout récemment, on accordait très peu d'importance à la paternité d'une oeuvre ludique. Pourquoi? Je ne sais vraiment pas. La biographie de Nelligan, notre poète maudit, nous permet de comprendre bien des éléments de ses poèmes : sa relation ambiguë avec sa mère, sa connaissance de l'anglais et son goût pour Edgar Allan Poe, son ton tragique et mélancolique, etc. Reiner Knizia travaillait dans le domaine des mathématiques, ce savoir donne accès à une meilleure compréhension de ses jeux. De
Crazy Derby à
Samouraï, en passant par
Pickomino, on constate l'importance des nombres.
Molière On peut simplement étudier l'ensemble de l'oeuvre. Comment les différents opus se répondent-ils? Y a-t-il une évolution dans la vision du monde proposée? Proust n'est-il pas plus serein dans les dernières pages de
À la Recherche du temps perdu? Au contraire, retrouve-t-on des constantes? Alfred Desrochers, poète estrien, disait que les écrivains n'avaient que deux ou trois bonnes chansons qu'ils faisaient tourner encore et encore. Jacques Poulin demeure sans doute le champion de l'homogénéité romanesque. Pratiquement tous ses romans contiennent un camion Wolkswagen, un personnage écrivain, un personnage nommé Jack (!), des chats, beaucoup de café, une route à parcourir et le " Vieux Québec ". Quand on lit l'intégral de Molière ou de Zola, on constate la présence de schèmes narratifs récurrents.
Kris Burm Chez le dramaturge, c'est généralement l'histoire d'amour impossible entre deux jeunes gens, parce qu'un vieillard en position d'autorité refuse d'autoriser le mariage pour des conditions monétaires. Le romancier nous montre, pour sa part, l'histoire d'une famille dont chaque membre a hérité d'une tare qui le mène invariablement à sa perte... Les auteurs de jeux ne démontrent-ils pas des tics semblables? Bruno Faidutti aime le chaos et les fameuses " cartes-événements ", Serge Laget préfère les univers réglés et structurés. Kris Burm produit le type de jeux que vous savez, Kramer et Kiesling usent beaucoup du système de points d'action (
Java,
Tikal...). Reiner Knizia a une façon bien particulière de déterminer le gagnant.
Klaus Teuber Pierre Poissant nous a appris que Klaus Teuber visait l'évolution dans la continuité.
Richard coeur de lion,
Colons de Catane et
Nouveaux mondes ne formaient qu'un seul gros jeux à l'origine. Les joueurs exploraient d'abord un archipel. Ensuite ils colonisaient une de ses îles pour enfin construire une grande cité sur celle-ci. Le projet ayant été jugé trop ambitieux, Teuber l'a découpé en trois parties à peu près égales. Richard Borg affectionne le thème de la guerre tandis que Sylvie Barc se consacre davantage aux " petits jeux simples et drôles à jouer entre amis ". Il arrive bien entendu que les créateurs dérogent à leurs habitudes, Bruno Faidutti a participé à la nouvelle version de
Warriors Knights, mais si j'ai bien compris les règles, il a trouvé le moyen de " chaotiser " l'ordre des actions par un système de cartes.
Reiner Knizia Bien entendu, l'étudiant en littérature s'intéressera aux sources d'inspiration d'un auteur. On prend pour acquis qu'aucune oeuvre ne surgit du vide, que tout texte résulte d'un contexte, social et historique bien entendu, mais également littéraire. Ainsi, on doit se demander quelle est la mode à l'époque de l'auteur? Les grandes tendances? Qui sont les modèles de l'auteur étudié? En retrouve-t-on des traces? Y a-t-il des références, implicites ou explicites? Dans notre époque dite post-moderne, une ou plusieurs citations précèdent pratiquement tous les textes. De cette façon, un écrivain révèle soit ses sources ou son style; il éclaire également sur le sens qu'il donne à son livre. Un créateur de jeu vit-il une situation semblable? Bien entendu! La plus belle preuve se trouve sans doute à la fin des règlements de la dernière mouture de
Twilight Imperium, la troisième. Christian (quel nom!) T. Peterson nous livre non seulement une histoire de cet opus en train de devenir LA référence du " gros jeu américain ", mais aussi les problèmes ludiques qu'il désirait régler et les jeux (européens) qui l'ont aidé à accomplir cette tâche :
Verrater,
Citadelles,
El Grande,
Vinci et
Puerto Rico. Ces noms, bien connus, lui ont inspiré la solution, les cartes stratégiques, qui donnent une action " principale " au joueur actif et une action " secondaire " aux autres, en plus du système de valeur ajoutée pour les rôles non choisis. Je vous recommande fortement cette lecture. Le livret de règles est disponible sur le site de Fantasy Flight Games.
Serge Laget Par ailleurs, le
Mare nostrum de Serge Laget représente, à ce qu'on dit, une version " jouable " des anciens jeux qui sont aujourd'hui trop lourds, plus particulièrement
Civilisation. On retrouve cette sempiternelle Méditerranée, les emplacements pour les villes, les différentes ressources, qu'il ne faut plus accumuler mais diversifier, la phase d'échanges et les combats qui n'apportent pas directement la victoire. Également, son livret d'instruction nous renseigne. M. Laget joue aux échecs, où il faut mettre rapidement ses pièces en action pour couvrir un maximum de cases et protéger celles qui doivent l'être. Il en va de même avec
Mare nostrum, car en raison du manque voulu d'unités militaires, on mise sur la peur d'une attaque plutôt que sur sa réalisation. C'est beaucoup plus subtil qu'un simple
Warcraft. Enfin, on apprend encore que " l'auteur s'intéresse surtout aux relations qui se créent entre les joueurs à travers les mécanismes de jeu ". Ici encore, les règlements forcent le développement de ces " relations " et on ne peut terminer une partie sans avoir beaucoup discuté (enfin dans mon cas!).
Bruno Faidutti Quoi d'autre? Le processus de création lui-même! Oubliez les stéréotypes du poète enfermé dans sa bulle, séparé du reste du monde par une incompréhension réciproque. Les écrivains vivent bel et bien dans le monde réel et reçoivent l'aide de plusieurs personnes : amis, confrères, éditeurs, lecteurs. Tout comme n'importe quel génie du monde ludique a besoin d'une solide équipe de testeurs, voire d'un partenaire qui complètera une bonne amorce manquant de finition. Bruno Faidutti (encore lui?!) disait justement qu'il travaillerait de plus en plus en collaboration. Il me semble que le nombre de créations collectives augmente ces temps-ci. D'ailleurs, les artistes se rassemblent fréquemment pour donner naissance à mouvement, qui produira un manifeste ou une revue littéraire. Et si vous avez l'impression que le métier d'écrivain s'accomplit chaque jour dans la joie et la facilité, vous vous trompez. Tous, sans exception, s'arrachent les cheveux pour trouver le mot juste, une intrigue qui tient debout, un personnage " vrai ", un rythme soutenu, un style captivant. Créer un jeu pose des problèmes très proches... Un thème qui colle, une mécanique nouvelle, etc.
En conclusion, il me semble avoir proposé plusieurs pistes d'analyse qui permettraient à quiconque le désirant d'approfondir ses connaissances et sa compréhension du monde du jeu, ce que nous cherchons à réaliser, sur ce blogue.
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