Jeux et littérature - L'éditeur
L'édition littéraire constitue la spécialisation de la faculté de littérature de l'Université de Sherbrooke, là où j'ai étudié. Malheureusement pour moi, il ne s'agit pas une branche que j'affectionne beaucoup; je la trouve trop loin des textes. Heureusement, je peux aujourd'hui transposer ces connaissances dans un autre domaine. Le verbe "transposer" m'apparaît adéquat, car j'ai eu relativement peu de contacts avec des éditeurs ludiques et une certaine partie de ce que j'avance ici, je l'ai déduit. J'aborde ce sujet pour deux raisons. Premièrement, pour traiter prochainement la théorie des champs de production de Pierre Bourdieu, un aspect bien plus intéressant. Deuxièmement, pour éclaircir les lecteurs sur les rôles que joue un éditeur et surtout sur ceux qu'il ne joue pas! Je sais que plusieurs s'adonnent à la création et devront avoir affaire avec un éditeur, s'ils ne le deviennent pas carrément.
Villa Paletti
Choisir...
L'éditeur est la personne que l'auteur rencontre dans l'intention de faire publier son livre. Tout d'abord, il prend connaissance du manuscrit qu'on lui soumet. Dans le domaine ludique, ce manuscrit équivaut parfois au prototype, mais plus souvent au livret de règles. La présentation doit être soignée, car la plupart des éditeurs reçoivent des quantités astronomiques de propositions et se voient dans l'obligation de repérer et d'éliminer rapidement plusieurs candidats. Voilà pourquoi on effectue un premier tri dès la réception. Il y a de multiples raisons d'écarter une soumission. Certains éditeurs ont déjà leurs auteurs; ils n'en acceptent pas de nouveaux. D'autres ne fonctionnent que par contact, ils ne publient que des écrivains qui leur sont référés par des connaissances. En fait, l'édition dite "extérieure", d'auteurs inconnus tentant leur chance, ne représente qu'une infime fraction. La présentation sert également de critère de discrimination.
Par la suite, l'éditeur écarte les oeuvres qui ne correspondent pas à sa "politique éditoriale". Qu'est-ce qu'une politique éditoriale? Grosso modo, il s'agit des lignes directrices que se donne un éditeur lorsque vient le temps de choisir. Il y a autant de politiques éditoriales qu'il y a d'éditeur. Certains, comme Gladius (Gangster, Raconte-moi une histoire), visent le grand public; d'autres, à l'exemple d'Avalon Hill (RoboRally, Diplomacy), s'adressent davantage aux joueurs confirmés. Ferti, la maison derrière Pitchcar, Siam, Passe-Trappe, Le mur de Pise, produit des jeux au matériel particulier, c'est le moins qu'on puisse dire quand on regarde le petit dernier, Whoopies! On comprend les implications d'une telle politique dans le demi-échec du concours JsP Project par lequel on offrait la chance aux amateurs de se faire éditer, ce qui n'arriva pas. Les deux éditeurs associés, Days of Wonder et Asmodée, trouvaient, à juste titre, que les prototypes finalistes ne correspondaient pas à leur ligne éditoriale, tournée vers les jeux familiaux, plus abordables que les lourdes créations retenues.
En littérature, les maisons d'édition ne font pas tout. Elles choisissent parmi un nombre très élevé de possibilités: romans de toute sorte, poésie, manuel scolaire, philosophie, psychologie populaire, dictionnaires, cuisine, tourisme, bricolage... Vous n'avez pas idée de ce qu'on trouve dans une librairie quand on en fait le tour!
De façon générale, plus l'éditeur est petit, plus il se spécialise, et vice versa. La Pastèque, connue surtout pour la publication des histoires de Paul par Michel Rabagliati, ne fait paraître que de la bande dessinée. Et au compte goutte. Un peu moins de 40 en 8 ans. Au contraire, le géant Québécor, l'éditeur de cette multinationale bien connue, aborde des sujets variés: alimentation, biographies, ésotérisme, histoire, humour, guides pratiques, romans, sexualité, sports, etc. De la même manière, on retrouve plus de diversité dans les produits de Ravensburger, "l'ambassadeur" allemand, que chez Lui-même, la boîte de Philippe des Pallières, l'homme derrière les Loups-garous. Ainsi, on comprend maintenant pourquoi Villa Palleti a éprouvé tant de difficultés à trouver une niche. Rares sont les éditeurs qui désirent se lancer dans la production de telles pièces de bois. On peut même supposer que la plupart des testeurs ont aimé le jeu, désiraient le publier, mais qu'étant données les habitudes de la compagnie, on a préféré passer.
Ensuite, si le manuscrit ou le prototype survit aux premiers élagages, l'éditeur le soumet à son comité de lecture, qui le survole rapidement pour s'assurer qu'il vaut la peine qu'on s'y attarde. Dans un cas, on lit quelques pages au hasard d'un roman qui en contient peut-être des centaines et dans l'autre, on prend connaissance des règles, sans nécessairement jouer. Puis, si l'oeuvre traverse ces deux "passoires", l'éditeur complète sa lecture ou joue enfin. Parmi les candidats restants, il choisit ceux qu'il publiera ou qu'il pourrait publier dans la prochaine année, sous certaines réserves, certaines corrections...
Corriger...
Un éditeur exige généralement certaines modifications. Celles-ci visant des buts divers: peaufiner l'oeuvre, la rendre plus conforme aux politiques éditoriales et aux demandes du marché visé. Ce processus, vous le devinez, se déroule parfois dans l'harmonie et la bonne entente, mais parfois les choses se corsent. Dominique Demers, célèbre écrivaine pour la jeunesse (à l'origine des films de Mademoiselle C., avec Marie-Chantal Perron), est passée de la Courte échelle à Québec/Amérique parce que le premier refusait qu'une de ses jeunes héroïne ait un enfant. N'oublions pas que l'éditeur demeure aussi un lecteur, un joueur! Par conséquent, il constitue une bonne critique. Un jeu ou un livre n'est jamais complètement terminé. On se retrouve toujours devant certains choix déchirants - de mots ou de mécanismes -, on peut toujours donner une dernière retouche, tester une nouvelle variante. Patrick Nicol, sympathique collègue et écrivain, me disait justement que "l'on publie pour arrêter de retravailler ses oeuvres!"
Si je défends beaucoup les éditeurs dans cet article, je constate quand même qu'ils ont leurs petits défauts. Ils ne révisent pas adéquatement les règlements, qui regorgent souvent d'erreurs de français, de maladresses syntaxiques, d'ambiguïtés et de contradictions sur certains points. En témoignent les Foires aux Questions, FAQ, fréquemment mises-à-jour, les précisions, les discussions, et les innombrables variantes proposées par certains joueurs qui visent à corriger certains défauts plus ou moins flagrants. À cet égard, si Fantasy Flight Games remporte la palme des erratas et des révisions de règles (notamment avec Warcraft: The Board Game, Descent: Journeys in the Dark, Doom et Twilight Imperium 3), il faut avouer que cette compagnie travaille énormément en écoutant son public pour répondre à ses exigences. Je reconnais par ailleurs que l'écriture d'une règle constitue un exercice de rédaction des plus complexes. Tentez l'expérience, vous verrez.
Réaliser...
À l'origine, il y a l'idée, le texte, les mots, les mécanismes, la quête, en un mot: l'abstrait. Manuscrit et prototypes restent des supports, des béquilles, une aide pour apercevoir, de très loin, à quoi ressemblera le produit. L'éditeur réalise la chose qui se vendra... Enfin, espère-t-il. Il choisit un format, une couverture, un illustrateur, une illustration, une typographie, une quatrième de couverture (le dos - du livre ou de la boîte), rédige un résumé convenable, demande des soumissions à plusieurs imprimeurs, place une commande, convient d'un premier tirage, gère les défauts de fabrication, détermine un prix de vente, prépare la publicité, le document de presse, etc. La liste n'est pas exhaustive. Chaque étape compte son lot de pièges, de situations pouvant mal tourner. Chaque décision ayant des répercussions importantes. L'illustration attirera-t-elle les regards et l'envie du consommateur? Donne-t-elle une bonne idée de l'ambiance du jeu? Remarque-t-on le nom de cet auteur connu sur la boîte? Est-ce que les gens voudront payer aussi cher un jeu strictement pour deux? Chaque fois, c'est un pari risqué. Éric Hautemont de Days of Wonder a fait le pari que ses jeux se vendraient malgré un prix très élevé, si le consommateur les désirait vraiment, se sentait irrésistiblement attiré. James Earnest de Cheapass games croit que les joueurs achèteront des jeux à l'esthétique douteuse avec un matériel incomplet et de qualité moindre si le prix reste très bas. L'histoire montre que les deux avaient raison. Mais combien se sont trompés? Combien de jeux fabuleux ont été pilonnés pour faire de la place aux nouveautés simplement parce que la couleur de la boîte répugnaient l'acheteur?
Mettre en marché...
Contrairement à ce que plusieurs s'imagine, l'éditeur ne vend pas aux commerçants et aux boutiques. Ce n'est pas son travail, c'est celui du distributeur (notez que certains éditeurs se distribuent eux-mêmes, mais il s'agit d'une minorité). La tâche du distributeur m'a toujours paru curieuse, surtout de par son nom. Le distributeur entrepose bien plus qu'il ne distribue. Le distributeur se charge de rencontrer les gérants de boutiquse sur une base plus ou moins régulière pour leur vendre les jeux de plusieurs maisons d'édition. Par conséquent, ce n'est pas cette compagnie qui distribue - livre à proprement parler, mais bien Canpar, FedEx, Purolator, UPS et bien sûr la poste traditionnelle. L'intervention de cet intermédiaire apporte des conséquences positives et négatives selon moi. Tout d'abord il faut majorer le prix de 10 pour cent. Parce que le distributeur doit aussi prendre sa part. Ensuite, puisqu'il représente plusieurs maisons d'édition à la fois, il ne connaît pas toujours bien tout son matériel et peut facilement oublier ou négliger certains produits. Par contre, il évite à l'éditeur de parcourir le monde chaque mois pour rencontrer tous les gérants de boutiques. Ces mêmes gérants de boutiques n'auraient pas, non plus, le temps de rencontrer des centaines d'éditeurs. Ils peinent déjà avec une poignée de distributeurs.
Payer...
L'éditeur paie l'auteur, le fabriquant des pièces du jeu, le fabriquant de boîtes, le distributeur, le transporteur. Il paie aussi la publicité: les annonces faisant vivre les magazines comme Des Jeux sur un Plateau, TricTrac, Board Game Geeks, les posters, les bandes-annonces comme celles de Ca$h ?n gun$ et London 1888, du grand art, son stand dans les conventions et les articles promotionnels, dont les copies de démonstration. N'oublions pas les frais d'hébergement du site web, son concepteur, ses employés le mettant à jour et répondant gentiment aux questions dont les réponses se trouvent déjà dans la FAQ, les gens qui développent des versions en ligne. Que reste-t-il? Pas grand chose, surtout après les comptes de téléphone, d'électricité, de photocopies. De quoi vivent donc les éditeurs? De jeux et d'eau fraîche?
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